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SIMONE SUR MON EPAULE

ÉTAT DE WEIL #2

UNE SEMAINE SUR UNE PHRASE

ÉTAT DE WEIL #1

Qu’est ce que c’est…

 

Parce que la compagnie travaille actuellement À BRAS LE CORPS, sa nouvelle création autour des écrits de Simone Weil ( la philosophe ! ) et parce que l’équipe est éloignée géographiquement, nous nous sommes promis de nous donner des nouvelles du travail en cours pour et par chacun / chacune…
Alors une fois par mois, un des membres de l’équipe va proposer un texte, associé à une photo de Fabienne Augié (photographe et comédienne).

Cet État de Weil proposera une vision subjective de son auteur sur son rapport à Weil et au Travail, sans se soucier de la longueur, du ton et du format.

Un État de Weil envisagé comme une manière de garder le lien, de la liberté, de se lire et d’offrir un peu de textualité imagée du travail en cours, de ce qu’il provoque, frotte, nettoie ou assombri…

Ces États de Weil, juste pour le plaisir, juste pour partager, juste pour le travail, car c’est bien de cela qu’il s’agit…

 

 

 

 

« La méthode propre de la philosophie consiste à concevoir pleinement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus, fixement, inlassablement, pendant des années, sans aucun espoir, dans l’attente. »

Elle a écrit cela dans ces cahiers-carnets de Londres. Elle, c’est S W*.

ET elle a aussi écrit : « Tu ne pourrais pas désirer être née à une meilleure époque que celle-ci, où on a tout perdu. »

ET puis aussi : « Le monde est un texte à plusieurs significations, et on passe d’une signification à une autre par un travail ; un travail où le corps a toujours part […]
Faute de quoi tout changement dans la mani
ère de penser est illusoire.»

ET encore : « Posséder en soi de l’énergie libre, susceptible d’épouser le véritable rapport des choses. Pour libérer en soi de l’énergie, quel violent arrachement ne faut-il pas ? »

ET : « Croire que la réalité est amour, tout en la voyant exactement comme elle est.
Aimer ce qui est intol
érable. »

ET puis encore : « Dans la catastrophe de notre temps, les bourreaux et les victimes sont les uns et les autres avant tout porteurs involontaires d’un témoignage sur l’atroce misère au fond de laquelle nous gisons. » 

ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET. ET…

Je pourrais continuer ainsi longtemps. Ne recopier que des citations. D’Elle. À l’infini.
Mais là n’est pas le devoir.

S W. Seulement deux lettres. Mais derrière ces lettres se cache une boule de feu, un brasier. Ses mots, ses écrits, laissent à l’intérieur de celles et ceux qui prennent le temps de la lire, une empreinte indestructible, comme le potier laisse sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains. S W me touche et son touché m’étonne, me fait frissonner, trembler. Ces textes précieux, uniques produisent en moi des secousses, des chocs.
Ils ressemblent à des graines enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif. Tout ce qu’elle dit-écrit bouleverse, violente, oblige, m’oblige à déplacer mon corps, mes habitudes, ma vie toute entière. Elle assume, dans toute sa fragilité, sa puissance même. Elle possède cette capacité folle de venir secouer toute bien-pensance. Dans cette période de catastrophes l’urgence politique et esthétique de ses textes, de sa pensée sont des ressources inattendues, inestimables.  Chaque seconde de son temps aura été investi par la pensée. S W affirme sans repos dans ces textes que dans notre façon d’imaginer gît fondamentalement une condition pour notre façon de faire de la politique.
L’imagination est politique, voilà ce dont il faut prendre la mesure. Réciproquement, la politique ne vas pas sans la faculté d’imaginer.

J’ai rangé mes propres cahiers sous le matelas du lit du bureau, en cachette. Pour ne plus les voir. Pour les laisser dormir. Pour les protéger de ma vue. Ils me font honte. Horreur. Envie de tout brûler. Ce journal que j’ai tenu pendant plus d’un an est lourd. Il me pèse.
Je me suis assis par terre et j’ai pris le gros livre de S W, ses oeuvres complètes, éditions Quarto Gallimard, entre mes mains, et je l’ai ouvert au hasard. J’y ai plongé ma tête, comme pour l’écraser, la supprimer. Ne plus avoir de visage. Le faire disparaître dans les mots. Et crier. Je crie. Simone ! Simone ! Mais elle ne répond pas. Elle a perdu la tête elle aussi. Je le crois. Il faut perdre la tête pour écrire ce qu’elle a écrit. Les grands auteurs, les grandes autrices, perdent la tête, c’est ce qui rend leurs textes si intenses. Je salive.
Je mords. En vain. Je regarde mes bras. Soudain le désir de me faire tatouer ses initiales en gras sur la peau S W ou S. W. ? Les points sont inutiles.

Graver des lettres sur un rocher, sur un arbre, dans le sable ou la terre ou sur sa propre peau dans l’espoir que des gens regardent des fois en passant, en se demandant qui se cache derrière ces initiales. S W. Rien plus qu’un caillou couvert de mousse, que la terre avalera tôt ou tard. Me tatouer ? N’est-ce pas une trans-formation inutile ?

M P* m’a dit un jour : « Arrête de te poser des questions. Les questions ça fait reculer. Marche droit. Devant. As-tu déjà vu un oiseau reculer ? Jamais. Un oiseau ne recule pas. Seuls les animaux terrestres reculent par moments. Ils sont obligés de s’y résoudre. »
Je l’ai écouté perplexe. Il allait mourir. C’était en mai 2013. Il y a six ans déjà.

J’ai recopié ses mots pour ne pas les oublier. Dans un cahier, comme à mon habitude.
J’ai retrouvé ce cahier l’autre jour dans la pile de tous ceux que j’entasse depuis des lustres. Tous ces cahiers inutiles. Remplis de mots. Ça me fait flipper.

Arrête de te poser des questions…

Seuls les animaux terrestres reculent par moments. Ils sont obligés de s’y résoudre.

C’est donc à croire que le contact avec la terre pose déjà la question de savoir s’il est vain ou non de s’en arracher entre deux pas !?  

Seuls les hommes sont des animaux.

Les femmes et les enfants des oiseaux.

J’idéalise les femmes.

J’idéalise les femmes ? Je pose la question.

Sans les femmes je serais cuit.

Cui cui cui crie l’oiseau. Je me souviens de cette chanson des compagnons de la chanson Le petit oiseau joli. La chanson commence ainsi : « Sur le toit d’une chaumière était un oiseau perché, sa mine n’était pas fière car il n’avait rien mangé, cui cui cui cui cui cui le petit oiseau joli. Il faisait triste figure quand il vit sur le chemin, s’avancer une voiture traînée par un beau poulain, cui cui cui cui cui cui… » J’ai oublié la suite.
Dans mon souvenir c’est une chanson à morale. Comme dans une fable de Jean de La Fontaine. Mais j’ai oublié la morale de l’histoire.

Cui cui cui.

Ce matin j’ai imaginé, je me suis amusé à écrire ce qu’elle aurait pu écrire S W et qu’elle n’a pas écrit. J’aime ça, essayer parfois d’imaginer quelques phrases qu’un auteur, dont j’aime les textes, aurait pu écrire. C’est un exercice rigolo. Et alors j’ai écrit :
« L’âme mange. Sans jamais se rassasier. Plus elle mange. Plus elle a faim. »

Je crois qu’elle aurait pu écrire cela, marchant sur les cendres des astres, comme l’écrira Mallarmé. Oui. Elle. S W. Marchant puis s’arrêtant. Suspendant son pas. Immobile. J’imagine qu’elle devait souvent s’arrêter. Suspendre son activité pour penser, réfléchir à tout ce qui soudain l’envahissait. Mais ce pas suspendu, en suspension que raconte-t-il ? Dans une lettre adressée à… je ne sais plus qui, elle a écrit beaucoup de lettres, S W confie son désir de ne plus avoir de volonté, de ne plus avoir d’être propre et elle espère de cet abandon qu’il la mènera à bon port. Elle précise : « Ce que j’appelle bon port, vous savez, c’est la croix.» 

La crucifixion comme but ? Comme objectif ? Suspendre son pas pour disparaître ?

F A* m’a envoyée cette photographie. Superbe. En noir et blanc. Pleine de cendres. Partout. Sur le blanc, sur le sol, dans les plis, sur le socle, la corniche je vois des cendres… Et ce corps qui sort du mur et s’arrête au bord de l’abîme, je me dis que c’est elle. S W. Même si S W en robe, j’ai un peu de mal. En robe de chambre peut-être. Mais peu importe la robe alors. Ce sont les pieds qui m’attirent d’abord dans cette image puis l’absence de figure.

Je m’arrête. Et je regarde l’image à nouveau. Il s’écoule plusieurs minutes. Mes doigts sur le clavier, suspendus attendent. Mes yeux rivés à la puissance de cette sculpture.
À sa beauté. Je me laisse faire.

Suspension et suspens sont des mots très proches. Ils en appellent un troisième dans cet ordre d’idées, d’un quelque chose suspendu en l’air, subtil, c’est le mot superstition, qui signifie d’abord le fait de se tenir au-dessus, le fait de surplomber. Être crucifié n’est-ce pas une manière de surplomber le monde ? La vie ?

Quelque chose irradie dans cette image. Mais n’éclaire rien. Une aura fermée sur soi. C’est quelque chose comme un spectre. Le cadrage est surprenant. Le visage n’est plus là.
Il a été coupé. Sans doute volontairement. Alors je pense : c’est un corps réclamant le silence !

Mes doigts une fois encore quittent le clavier.

Sans tête le corps ne crie plus, ne chante plus, ne bruit plus. J’imagine que ce visage absent est peut-être voilé, comme Moïse a dût le faire devant le buisson ardent.
Pour se protéger d’une lumière trop forte, au regard de laquelle voir équivaudrait à ne plus rien voir.

Jean Lambert, écrivain et gendre d’André Gide, raconte dans son livre Les vacances du coeur, comment il vient régulièrement la voir elle, S W, en fin d’après-midi, dans la pièce où elle vit face à la mer, 8 rue des catalans à Marseille : « Lorsque je suis saturé d’eau et de soleil, je monte voir, dans le grand immeuble qui domine la plage, la fille la plus intelligente que je rencontrerai jamais. Elle lit les grands textes grecs comme nous lisons les journaux, elle écrit dans une langue riche et précise, elle a même composé quelques beaux poèmes qu’elle récite de sa voix monotone tandis que les mille cris de la plage forment le choeur et revendiquent le droit à la simple existence… Monter jusque chez elle c’est quitter le monde des corps pour accéder à un vaste univers spirituel. Non qu’elle méprise le corps, le sien excepté, qu’elle traite et vêt avec une complète indifférence.
Il suffit de voir les statues qui l’entourent. Elle prétend déceler la présence de Dieu sur la terre dans tout ce qui es beau sur la terre. »

Toute ma vie j’ai failli être un homme. Je n’en suis pas pour autant devenu femme. Et elle ?  N’a-t-elle pas toute sa vie failli être une femme ? Que penserait-elle aujourd’hui de la question des genres ? Du genre ?

De la trans-sexualité ? Je ris intérieurement.

Aimer Dieu ne serait-ce pas se laisser trans-porter ?

J’ai appris beaucoup de choses en lisant « L’Insoumise SIMONE WEIL » de Laure Adler.

«Les clichés autour d’une S W désincarnée, sèche, autoritaire, dépourvue d’affection, le nez dans ses livres et ne cherchant qu’à dialoguer avec dieu persistent et courent encore. Elle était au contraire une jeune fille aimante, attentionnée, fidèle en amitié, cherchant les relations intenses avec les êtres avec qui elle voulait partager, rieuse, gaie, généreuse…. On a fait de S W une icône de la pensée dans un être asexué….. Ne l’oublions pas, S W aimait les lieux interlopes comme cette boîte de nuit La Criolla, célèbre cabaret de travestis de Barcelone qu’elle fréquenta pendant l’été 1933, et elle voulut à Paris, quelques années plus tard, entrer dans des bordels déguisée en homme pour mieux connaître la vie de prostituée. « Je me sens la soeur de la fille qui fait le trottoir » dit-elle à Albertine Thévenon. »

Il me reste une cinquantaine de pages à lire. Envie de le terminer maintenant.

Je reprendrai le clavier plus tard. Laure Adler et Simone Weil m’attendent.

[Trois heures se sont écoulées.]

Ce que je viens de lire m’a bouleversé. J’apprends que Simone Weil était amie avec Laure (Colette Peignot de son vrai nom). Je n’en reviens pas. Les écrits de Laure ont été pour moi, il y a plus de trente ans, un bouleversement, un ébranlement profond, une expérience de lecteur incroyable. Ces Écrits de Laure m’ont emmené vers Georges Bataille, Michel Leiris, Boris Souvarine et tant d’autres… J’avais vingt ans.

J’ai joué dans un spectacle, mon premier spectacle professionnel, à partir des textes de cette femme et Laure Adler aujourd’hui m’offre la possibilité de revenir à elle. Je prends dans ma bibliothèque Les écrits de Laure. J’ouvre le livre. Je lis : Je suis pour ceux que j’aime une provocation.

Des images remontent, une époque, toute ma jeunesse. Tout Weil est là. Elle est là. Entre ces lignes, sa folie, ses obsessions, le politique, le sacré, la poésie, l’indécence, l’amour….Weil se cache dans les écrits de Laure et Laure se cache dans les écrits de Weil. Les voici réunies. Aujourd’hui, 4 novembre 2019, je tiens entre mes mains toute leur vie et la mienne toute petite face à elles qui s’étire maladroitement.

La vie, ma vie, entre 20 ans et 53 ans, entre Laure et Simone… c’est 33 années passées qui re-surgissent, me reviennent en pleine gueule.

Laure meurt à 35 ans. Simone meurt à 34 ans.

Il y a 33 ans, en 1986, je lisais Les écrits de Laure pour la première fois et j’allais, avec la compagnie, Athanor sous la direction de Gaby Ferréol et de Marie Gerlaud, interpréter Laure, ses poèmes, sa folie.

33 ans plus tard, je lis l’oeuvre de Simone Weil et découvre que ces deux femmes étaient très proches. Grâce à Laure. L’autre. Adler.

Mon dieu !

33 ans. C’est l’âge du Christ quand il meurt sur le mont Golgotha.

Que vais-je faire de tout ça ?

Avec tout ça ?

[Je me lève, quitte mon bureau, pour aller pleurer ailleurs.]

[Une heure plus tard.]

À l’automne 2020, avec l’équipe du Primesautier Théâtre de Montpellier, nous allons jouer, interpréter, dire des textes de S W. Dans un spectacle qui aura pour titre À BRAS LE CORPS. Mené par A W* et V S*.Personnellement je le trouve très beau ce titre. Mais voilà. Il est en débat actuellement. C’est très Primesautier le débat. Ça débat dur dans cette équipe ! On débat à distance, par email, de la forme à donner au titre. De sa forme plastique ! Certains veulent y aller de leur petite idée graphique bien sentie, d’autres aussi veulent y apporter leur touche perso, à qui la parenthèse, la virgule, le point d’exclamation, les crochets ou autres variantes formelles qui viendront troubler le lecteur-spectateur !? Alors il y a ceux qui proposent À B(R)AS LE CORPS  et ceux qui préfèrent À b(R)as LE CORPS et celle qui se précipite avec son à b(R)as le corps quant à celui qui invite à àb[r]aslecorps et celui qui frime avec son À BRAS L’CORPS ! Cela présage de ce qui nous attend. 

Je suis pourtant le premier à aimer débattre et pinailler quand il s’agit des mots, de leurs formes, de leurs agencements. Mais là franchement ! Je ne comprends pas l’intérêt d’lachooose.

S Q N T*

/ Mettre sur ma porte

« Toi qui entres ici
abandonne tout espoir
de n’être pas
ce que tu es »
ou bien « Ici on vit nu »
ou nus
ou nue /               [  Les écrits de Laure (Éditions Pauvert)  ]


* S W : Simone Weil
* M P : Mon père
* F A : Fabienne Augié
* A W : Antoine Wellens
* V S : Virgile simon
* S Q N T : Sans queue ni tête


Jean-Christophe Vermot-Gauchy

Photographie : Fabienne Augié